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Le Mercredi 10 février 2016 à 18:11

Indûment privé de liberté pendant trois mois grâce à nos députés


Voilà un « bel » exemple de ce que permet « l’état d’urgence » dont le prolongement, rappelons-le, a été voté à une quasi unanimité par les députés (Front de gauche et écologistes compris et tous ceux de l’Hérault) le 19 novembre. Une assignation à résidence basée sur de prétendus éléments que le ministère de l’Intérieur a refusé ou n’a pas pu communiquer. Il a fallu que Mohamed (1), habitant de Montpellier, monte à Paris avec Sophie Mazas, son avocate, pour faire valoir ses droits devant le Conseil d’État qui a reconnu « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir de l’intéressé ». Il faut dire que la police a été plus que légère dans cette affaire. (1 110 mots)

Par Jacques-Olivier Teyssier

Entête de l'ordonance du Conseil d'état du 9 février 2016 sur une assignation à résidence

Si Mohamed ne s’était pas défendu, n’avait pas connu une avocate, cet habitant de La Paillade, quartier populaire de Montpellier, serait aujourd’hui toujours privé de liberté. Une « simple » assignation à résidence, diront certains. Le prix à payer d’une prétendue sécurité pour le pays diront les autres. Il faut quand même déjà rappeler ce que signifie une telle mesure : l’obligation de pointer tous les jours y compris les dimanche et jours fériés, trois fois par jour – trois fois ! – au commissariat à 8h, 13h et 19h, de rester chez lui de 20h à 6h et l’interdiction de se déplacer.

Chaque pointage au commissariat : 1h30
Quand vous travaillez sur les marchés, y compris à l’extérieur de Montpellier comme c’est le cas de Mohamed, bon courage. Chaque pointage, c’est environ 1h30 en transport en commun. Et pour subvenir à vos besoins, débrouillez-vous. Car le chômage ou le RSA, ça ne marche pas avec les assignations à résidence.

À côté de ça, la perquisition avec portes défoncées, policiers qui plaquent son père âgé au sol un pied sur son cou, comme l’a raconté Mohamed et le rapporte Sophie Mazas, pourrait presque – presque – apparaître comme un simple dérangement. Au passage, l’avocate indique que Mohamed n’a pas pu rendre visite à son père qui a été hospitalisé par la suite.

Dangereux terroriste ?
Si Mohamed avait été un « dangereux terroriste » et si – c’est là que ça se complique – la police avait pu le prouver, on aurait été presque rassurés. Presque parce que qu’est-ce qui empêche un dangereux terroriste simplement assigné à résidence, de commettre un attentat ? Et puis si c’était effectivement un dangereux terroriste avéré, la police n’aurait pas eu besoin d’une assignation à résidence : il serait derrière les barreaux dans le cadre d’une procédure judiciaire en bonne et due forme et non une procédure administrative, source naturelle d’arbitraire.

Oui mais diront certains, après les attentats du 13 novembre à Paris, la police manquait de temps. Alors on assigne à résidence – dès le 16 novembre pour Mohamed – et on voit après. Il y a juste un petit problème, c’est qu’on n’a rien vu après. Ni avant d’ailleurs. Car les prétendus éléments qui justifiaient l’assignation à résidence sont tous tombés. Pas parce que la police aurait enquêté, vérifié et au final aurait conclu qu’il n’y avait finalement pas lieu de priver Mohamed de liberté. Pas du tout. La police n’a visiblement rien fait depuis le 17 novembre alors que l’assignation a été prolongée le 15 décembre mais le ministère de l’Intérieur demandait encore le 2 février, au lieu de peut-être reconnaître qu’il manquait d’éléments pour persister, qu’il fallait maintenir l’assignation de Mohamed.

Perquisition un peu bizarre
Il suffit de lire l’ordonnance du Conseil d’état du 9 février pour se convaincre que la police n’a rient fait depuis la perquisition. Et celle-ci est un peu bizarre. Les policiers disent avoir trouvé « de nombreux livres sur l’Islam d’inspiration fondamentaliste et d’un cahier de dessins ; que sont produites les photographies de cinq dessins manuscrits, provenant de ce cahier représentant, sans ambiguïté, des bannières et des oriflammes emblématiques de ‘l’Etat islamique au pays du Sham et en Irak’ ».

Sauf que, écrit le Conseil d’état : « L’administration a produit le procès-verbal de la perquisition du 16 novembre 2015 [...] ce procès-verbal se borne à relever la découverte, dans la chambre de [Mohamed], d’une somme de 2 500 euros et à indiquer que les recherches au domicile de l’intéressé n’ont amené la découverte d’aucun objet en rapport avec une infraction sans faire aucunement état de la découverte des livres, du cahier de dessin ni de la saisie des données figurant dans un ordinateur. »

La police refuse « sans motif » de communiquer une clé USB
Ordinateur ? Ah oui, encore plus drôle. Le Conseil d’état : « À la suite d’un supplément d’instruction [demandé par le Conseil d'état] [...] le ministre de l’intérieur confirme la présence d’un ordinateur allumé lors de la perquisition dont le contenu aurait été copié sur une clé USB. » Ah, enfin des preuves ! Sauf que : « En dépit d’une demande expresse en ce sens [du Conseil d'état], le ministre de l’intérieur a refusé, sans motif, de communiquer la clé USB qui contiendrait les données copiées et dont il s’est pourtant prévalu devant le juge. » Le ministre refuse donc « sans motif ». Sans compter que Mohamed a toujours nié posséder un ordinateur, d’après son avocate.

Résumons : des documents qui ne sont pas mentionnés sur le PV de perquisition et de prétendues preuves qu’on refuse de communiquer. Vous êtes bien en France, nous sommes en 2016 (32 ans après 1984) et sous un gouvernement PS.

Déjà deux mois de perdu
C’est donc parce que Mohamed et son avocate se sont battus qu’il a pu retrouver la liberté. Mais il fallait du courage, de l’énergie et un peu d’argent. Première étape devant le tribunal administratif, le 15 janvier (déjà deux mois de perdu). Et puis il faut rassembler les documents, préparer sa défense, rédiger un mémoire, se présenter à l’audience. Demande rejetée. L’assignation à résidence se poursuit donc.

Il faut donc aller devant le Conseil d’état. Il faut prendre un avocat en plus (il faut être avocat au Conseil d’état pour pouvoir y plaider), rédiger un nouveau mémoire, prendre un billet de train pour Paris, monter à Paris avec son avocate de Montpellier, assister à l’audience, reprendre le train et attendre. Mohamed obtiendra gain de cause et royalement 2 000 € pour ses frais. Pour les portes cassées, on verra plus tard. Et les trois mois d’assignation à résidence, c’est cadeau.

Jusqu’à la fin de l’état d’urgence
Et encore, « on a un dossier où la personne a pu prouver son innocence, souligne Sophie Mazas. Il y a d’autres dossiers où les apparences pouvaient jeter une suspicion mais où derrière il n’y a rien. » Et si on ne peut pas prouver, on est bon pour rester assigné jusqu’à la fin de l’état d’urgence auquel le gouvernement ne semble pas décidé à mettre fin rapidement. Surtout si la police ne fait rien pour approfondir ses prétendues suspicions.

Le sénat a approuvé hier une nouvelle prolongation de l’état d’urgence pour trois mois supplémentaires. On sera donc à plus de six mois. Les sénateurs Jean-Pierre Grand (LR, maire de Castenau-le-Lez) François Commeinhes (LR, maire de Sète), Henri Cabanel (PS) ont voté pour. Robert Navarro (ex PS) n’a pas pris part au vote. La loi va bientôt être votée par l’assemblée nationale. Montpellier journal tiendra ses lecteurs informés du vote des députés de l’Hérault sur cette prolongation. Députés qui ont tous voté la prolongation du 19 novembre.

Rappelons quand même le bilan de « l’état d’urgence » que dressait le journaliste Laurent Borredon spécialiste de ces questions (lemonde.fr, 22/01) : « Des terroristes, on en a trouvé bien peu. Des suspects de terrorisme, en réalité, on en a trouvé 4 […] sur plus de 3 000 perquisitions. Donc le bilan est assez faible. […] Le gouvernement se soucie peu de son efficacité. »

Rappelons également à ceux qui ne se sentiraient pas concernés que « l’état d’urgence » a été également utilisé contre des militants écologistes (lire par exemple ici et ici). Prochaine étape : contre des mères de familles qui, pour le bien de leurs enfants, manifesteront contre l’installation d’antennes de téléphonie mobile dans leur quartier ou l’épandage de pesticide près des écoles ?

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(1) Prénom modifié.

Lire aussi :

et écouter :

  • Journal de l’état d’urgence (1) (Les pieds sur terre, France culture, 9/02)
  • Journal de l’état d’urgence (2) (Les pieds sur terre, France culture, 10/02)

 


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