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Le Jeudi 2 février 2012 à 15:22

Faut-il interdire au préfet de faire des conférences de presse sur « la sécurité » ? (1/3)


Des chiffres globaux qui ne veulent rien dire. Des détails non communiqués. Résultat : des articles de presse qui recrachent les données sans analyse. Montpellier journal décortique l’opération de communication, nombreuses références à l’appui. Premier article sur une série de trois sur « la sécurité ».

Claude Baland, préfet de l'Hérault, le 27 janvier 2012 dans les salons de la préfecture à Montpellier lors de ses voeux à la presse (photo : J.-0. T.)La semaine dernière, je me suis dit que j’aurais préféré que les médias me fassent un bon sujet sur la clémence de l’hiver avant la vague de froid plutôt qu’un compte rendu de la conférence de presse du « bilan 2011 de la sécurité dans l’Hérault » organisée par le préfet Claude Baland le 25 janvier. En effet, les contraintes économiques (manque de temps et de moyens) et éditoriales (durée des sujets ou taille des papiers) qui pèsent aujourd’hui sur les journalistes, sont telles que traiter sérieusement le double sujet de l’évolution de la délinquance et de l’efficacité des forces de police et de gendarmerie est impossible. Je répète : impossible. Et pourtant, ils l’ont fait. Alors qu’un bon vieux sujet sur le climat nous apprend toujours quelque chose et ne fait pas de mal. Bien sûr, il pourrait bien exister des sujets encore plus intéressants. Mais n’en demandons pas trop.

« Un abus de sens »
On pourrait également rêver d’un monde idéal dans lequel les préfets – et le ministre de l’intérieur -  n’organisent pas ce type de présentation basée uniquement sur des chiffres de faits constatés par les forces de sécurité. Et suivent donc les recommandations, notamment, de l’Insee qui expliquait déjà dans son portrait social 2002-2003 (p 142) : « Lorsque des statistiques de crimes et délits constatés sont reprises périodiquement par la presse et comprises par le public comme une mesure de l’insécurité, il s’agit d’un abus de sens : elles incluent des infractions qui ne menacent pas les personnes et il leur manque ce qui n’est ni déclaré ni constaté. Certes, il y a un lien ; mais cette statistique ne doit être prise ni comme une mesure du niveau ni comme un indicateur de l’évolution de l’insécurité (ni de l’efficacité de la répression) tant sont nombreuses les causes de divergence. »

La préfecture pourrait également s’inspirer des écrits, plus récents, de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), peu suspect d’être un opposant à la politique gouvernementale (1). Dans la présentation de son rapport 2011, il est écrit : « Connaître, comprendre ou analyser le crime nécessite d’aller au-delà d’une simple lecture administrative ou politique de quelques chiffres. Cela est d’autant plus indispensable que les données enregistrées par les services de police et les unités de gendarmerie ne reflètent qu’une partie des faits. »

« Ça me fait tellement plaisir
que je vais quand même vous remontrer ces courbes-là » (Claude Baland)

Au lieu de ça, le préfet Claude Baland, en présence de pas moins de 15 hauts fonctionnaires (police, gendarmerie, douanes, démineurs, pompiers, etc.) et devant plus d’une dizaine de journalistes, attaque sa présentation « assistée par ordinateur ». « Le recul de la délinquance depuis 2001 », proclame la première diapo, chiffres et graphiques à l’appui. Quelques jours plus tard, lors de ses vœux à la presse, le préfet déclarera d’ailleurs – après avoir quand même évoqué la hausse des cambriolages enregistrés : « On a réussi à faire diminuer le total de faits de délinquance. Ça me fait tellement plaisir que je vais quand même vous remontrer ces courbes-là – parce que ça n’est jamais paru dans aucun journal. » (voir photo ci-dessus)

Refus de répondre aux questions complémentaires
Le préfet a peut-être raison sur l’absence des courbes dans les journaux mais il oublie de dire que tous les médias ou presque ont bien repris « l’information » considérée comme principale : « la délinquance baisse dans l’Hérault ». Évidemment Claude Baland se gardera bien d’expliquer la baisse spectaculaire de 2007 (-7,6 %) qui pourrait laisser penser que tout à coup les voleurs et les agresseurs seraient restés bien tranquilles chez eux. Et son cabinet, refusera de répondre aux questions complémentaires de Montpellier journal. (2)

Mais l’essentiel concernant cet « indicateur » est ailleurs. D’abord le ministre de l’Intérieur Claude Guéant, lors de sa conférence de presse « relative à la sécurité » du 17 janvier, l’a lui-même reconnu : « Ce chiffre additionne des éléments trop divers. » Laurent Mucchielli, sociologue, spécialiste des questions de sécurité et directeur de recherche au CNRS explique sur son blog : « On a mis dans le même sac les meurtres, les viols, les vols de scooters et de nains de jardin, les escroqueries, les « usages de stupéfiants » (joints fumés), les « infractions à la législation sur les étrangers », les pensions alimentaires non versées, les défauts de permis de chasse ou de pêche… (il y a 107 genres d’infraction dans la statistique de police, le 107ème étant « autres » !), on a secoué le tout et il en est ressorti « le chiffre de la délinquance ». Cela n’a strictement aucun sens. »

Et le chercheur de détailler la baisse pour l’année 2010 : « En réalité, ce total dénué de sens baisse parce que ce qui l’a fait principalement augmenter pendant des décennies recule au contraire depuis le milieu des années 1990 : ce sont les vols de ou dans les voitures et les vols de deux roues. Et les ministres de l’Intérieur successifs n’y sont pour rien, ce sont davantage les systèmes antivols qui en sont responsables. »

Mais il y a encore mieux : la « délinquance de proximité » qui, selon les chiffres fournis, aurait baissé de 35 % depuis 2001. La préfecture ayant refusé de nous communiquer plus de détails (3) (ils sont pourtant en accès libre pour les années précédentes), on ne connaîtra pas la méthode de calcul de ce chiffre pour 2011. On peut néanmoins se reporter au document du bilan 2009 qui fournit (p4) le tableau suivant :

Détail de "la délinquance de proximité" dans l'Hérault en 2009 selon les chiffres de la préfecturePassons sur le fait que le chiffre fourni dans le document 2011 pour l’année 2009 (37 934) ne correspond pas à celui contenu dans le document 2009 (37 632). Le tableau confirme surtout ce que décrit Laurent Mucchielli. En effet, même pour cet indicateur agrégeant un nombre plus restreint de chiffres, ce sont les vols d’automobiles et à la roulotte qui constituent l’essentiel de la baisse. Avec aussi les destructions et dégradations dont la baisse pourrait relever, selon les mots du sociologue, « de quelques « ruses » dans le comptage, notamment celui des voitures brûlées ». Dans ce tableau, on observe aussi la hausse des chiffres des violences et des cambriolages. Hausse qui s’est poursuivie cette année encore. Le préfet n’a d’ailleurs pas cherché à la dissimuler en annonçant une hausse du chiffre des cambriolages enregistrés (+7,8 %) et de celui des « atteintes volontaires à l’intégrité physique » enregistrées (+3,4 %).

Sans un début d’élément factuel sérieux
Quant à savoir s’il faut s’inquiéter de cette supposée hausse de la violence physique, c’est une autre affaire. Marcel Authier, le patron de la police de l’Hérault, lui, n’hésite pas : « On est dans une société de plus en plus violente. » Sans apporter un début d’élément factuel sérieux à l’appui de sa thèse. On peut déjà préciser que les « atteintes volontaires à l’intégrité physique » regroupent plusieurs chiffres. Ainsi, en 2010 (p 214, la préfecture ne nous a pas communiqué les chiffres 2011), il y en avait 7992 correspondant notamment à 1310 « menaces de violence », 2133 « vols avec violence sans arme », et 3287 « coups et blessures volontaires », 370 « violences à dépositaire autorité » et 346 « violences sexuelles ».

Plusieurs commentaires : ces chiffres ne disent rien de l’intensité de la violence commise (simple coup de poing, coup de couteau, utilisation d’une arme à feu). Ils ne disent pas si l’auteur et la victime se connaissaient, ce qui est souvent le cas. Et puis, rappelons-le, ils ne correspondent qu’aux faits enregistrés par la police. On sait par exemple que certaines violences sont aujourd’hui beaucoup plus signalées qu’auparavant d’où une hausse des faits enregistrés mais pas forcément de la violence réelle. C’est pourquoi les chercheurs préfèrent se référer aux « enquête en population générale » (« enquêtes de victimation » ou de « délinquance auto-déclarée ») – que le préfet n’a, bien sûr, pas évoquées.  Ces études se basent sur des échantillons représentatifs de la population.

Enquête de victimation réalisée avec l’Insee
L’ONDRP, dans son rapport annuel 2011, cite une enquête de victimation réalisée avec l’Insee pour la France et écrit (p8) : « La proportion de personnes de 14 ans et plus ayant déclaré avoir subi au moins un acte de violence physique hors ménage […] s’établit à 1,3 % en 2010, ce qui correspond à un nombre estimé de victimes de 657 000. Ces valeurs sont significativement plus faibles que celles des années précédentes. En 2008, et en 2009, on avait évalué le taux de victimation à 1,7 % et le nombre de victimes de violences physiques hors ménage à plus de 830 000. » Ce qui vient relativiser les chiffres globaux de la préfecture. Même s’il faut rappeler que ces derniers ne concernent que l’Hérault.

« Le même constat de stabilité globale
du nombre de personnes victimes d’agression
depuis le milieu des années 1990 et tout au long des années 2000″

Dans son dernier livre (4), Laurent Mucchielli, se basant sur des enquêtes de victimation, écrit pour sa part  (p 168) : « L’ensemble de ces enquêtes fait le même constat de stabilité globale du nombre de personnes victimes d’agression depuis le milieu des années 1990 et tout au long des années 2000. A nouveau, des résultats d’enquête démentent donc les opinions exprimées par nombre de nos concitoyens, et surtout les discours politiques et médiatiques dont nous sommes presque quotidiennement abreuvés. »

Augmentation des cambriolages ces deux-trois dernières années
Restent les cambriolages constatés dans les résidences principales et secondaires qui seraient en hausse de 7,8 % dans l’Hérault et même de 20 % à Montpellier. Si une augmentation des cambriolages ces deux-trois dernières années est bien envisagée par les chercheurs, on peut aussi donner les chiffres de la préfecture sur une période plus longue et tous lieux de cambriolages confondus. On est en effet passé de 10 535 cambriolages constatés en 2002 et 9 560 en 2003 à 8776 en 2011 soit une baisse en neuf ans d’environ 17 % ! Présentés comme ceci, les chiffres donnent à voir une réalité au minimum complémentaire. Et on pourrait continuer.

La préfecture communique également un taux d’élucidation en amélioration quasi constante depuis 2001 sans donner, une nouvelle fois, le détail du calcul. Il serait pourtant intéressant de le connaître car il y a des délits qui dérangent peu ou pas la population (consommation de drogue, infraction à la législation sur les étrangers) et qui donnent des taux d’élucidation de 100 %. En effet, dans ces cas, en même temps que les policiers constatent le délit, ils l’élucident. Ce qui permet d’améliorer les statistiques. Quelques taux d’élucidation sont bien donnés mais ils ne sont donnés que sur deux ans. De plus, le taux d’élucidation pour les cambriolages d’habitation n’a pas été communiqué.

Ce qui empoisonne la vie des gens
Il faut dire qu’il n’est sans doute pas terrible. Dans son bilan 2009, la préfecture avait communiqué (p11) un taux d’élucidation pour la « délinquance de proximité » de 12,5 % (environ 10% les deux années précédentes). Cette année et l’an passé, bizarrement, seul le taux d’élucidation de la « délinquance générale » a été communiqué. Et pour cause : il est supérieur à 30 %. Donc plus flatteur. Mais ce qui empoisonne la vie des gens c’est plutôt les faits regroupés dans la délinquance de proximité et là, moins de 13 faits sur 100 étaient élucidés en 2009. Et encore s’agissait-il des faits enregistrés par la police et la gendarmerie. Sur la progression du taux depuis 2001, il faudrait entrer dans le détail – mais la préfecture ne veut pas – pour savoir s’il s’agit de meilleurs résultats ou d’orientation de l’activité des agents ou d’habillage des chiffres. Ou un peu des trois.

Détail de "la délinquance de proximité" dans l'Hérault en 2009 selon les chiffres de la préfectureBruno Bartocetti, du syndicat Unité SGP police, ne se dit pas surpris par la hausse des cambriolages et ajoute : « On ne peut pas faire baisser la délinquance de manière sérieuse dans certains domaines en faisant dans le quantitatif et l’interpellation systématique. C’est un travail qui doit être mené de longue haleine, un travail sur du long terme. Il faut, dans certains secteurs, comme les cambriolages, donner les moyens en effectifs aux policiers pour qu’ils puissent travailler en investigation et cibler les bonnes personnes. »

Le préfet n’a pas communiqué sur les effectifs
Problème, selon le syndicaliste, les effectifs sont en régression contrairement à ce qu’affirme le préfet. Et Bruno Bartocetti de citer l’exemple de la cinquantaine de personnes anciennement affectées aux Renseignements généraux qui rentreraient maintenant dans les effectifs de la sécurité publique après une réorganisation (DCRI et SDIG). Ou encore l’agrandissement du secteur police avec Lattes, précédemment rattachée à la gendarmerie. Cette année, le préfet n’a pas communiqué sur les effectifs. Il a préféré appeler les policiers à plus de professionnalisme et d’efficacité. Et les habitants à plus de vigilance.

Lors des voeux du préfet de l'Hérault aux forces de sécurité le 27 janvier 2012 (photo : J.-O. T.)Laurent Mucchielli fournit à Montpellier journal une autre explication à la hausse des cambriolages et des vols : « Il y a sans doute une remontée de ce que j’appelle la petite et moyenne délinquance économique liée aux effets de la crise économique. Surtout depuis 2010 et 2011. »

« Il faudrait un observatoire indépendant dans toutes les régions »
Alors, comment y voir plus clair ? Le sociologue a son idée : « Il faudrait que se crée dans toutes les régions ce que j’essaye de créer dans la région Paca à savoir un observatoire indépendant sur les questions de délinquance, piloté par des scientifiques et des universitaires et pas par des policiers ou des préfets. » Objectif : construire « des outils d’enquête en population générale avec l’appui financier des collectivités territoriales dont on a besoin » et produire « des tableaux de bord réguliers permettant d’avoir un autre son de cloche que celui du ministère de l’intérieur ».

En attendant, on peut lire le « bilan de la politique de sécurité de Nicolas Sarkozy » que le sociologue vient de publier sur son blog. Il le conclut ainsi : « Si les conducteurs sont beaucoup plus surveillés et sanctionnés et si les petits délinquants (« shiteux », sans-papiers, alcooliques, voleurs et bagarreurs à la petite semaine) qui constituent le gros des clients habituels des policiers et des gendarmes sont davantage réprimés, aucun des grands problèmes de délinquance n’a connu d’évolution radicale ou même très significative. Plus que jamais, la police et la gendarmerie servent avant tout les priorités d’ordre public de l’État et non la demande de sécurité des citoyens. Par ailleurs, les délinquances « en cols blancs » semblent quant à elles de moins en moins sanctionnées. Plus que jamais la justice s’abat sur les plus faibles. »

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► Voir aussi :

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(1) L’indépendance de l’ONDRP vis-à-vis du pouvoir en place est mise en doute notamment par le sociologue Laurent Mucchielli. Lire, par exemple : Le bilan pro-gouvernemental de l’ONDRP.
(2) Soulignons également que les journalistes découvrent les chiffres lors de la conférence de presse. Il est donc difficile d’en prendre connaissance, de les analyser et d’identifier les points qui posent question en quelques dizaines de minutes. Voir aussi (3).
(3) Le service communication, après avoir répondu à une seule question (celle du nombre total de cambriolages en 2010 et 2011), nous a écrit : « Je pense qu’entre la conférence de presse « bilan de la sécurité » et les voeux du préfet à la presse nous vous avons donné déjà de nombreuses informations ;  les services du cabinet, qui ont par ailleurs une charge de travail très importante, ne peuvent passer plus de temps à produire des éléments de communication et à donner suite à vos nombreuses sollicitations ces derniers jours. » (c’est Montpellier journal qui souligne) Bref, on est prié de gober les chiffres communiqués sans broncher et de les recracher tels quels aux citoyens. Ce que font très bien de nombreux médias.
La demande initiale de Montpellier journal était pourtant simple. Elle a été émise pendant la conférence de presse et confirmée par mail une heure après : « Je souhaiterais obtenir, de préférence par mail, les chiffres détaillés sur lesquels est basée la présentation de ce matin. En particulier les chiffres sur lesquels sont basés les cinq premières pages du document qui nous a été remis [bilan 2011 de la sécurité dans l’Hérault]. Je ne souhaite pas de document spécifique pour ma demande, juste ceux qui existent mais avec le plus grand niveau de détails possible. »
(4) L’invention de la violence – Des peurs, des chiffres, des faits, Fayard, 2011, 340 pages, 20 €. L’ouvrage a fait l’objet de La voix est libre sur France 3 le 19 novembre.


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