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Le Jeudi 27 mai 2010 à 17:03

« Si les peuples ne bougent pas, il y aura une guerre générale »


Annie Lacroix-Riz est professeur d’histoire contemporaine. Elle était à Montpellier le 18 mai. L’occasion d’évoquer le rôle des élites économiques françaises dans la défaite de 1940. Et de faire le lien entre la crise des années 30 et celle d’aujourd’hui. Pour elle, celle-ci « est bien plus grave que les crises précédentes ».

Annie Lacroix-Riz à Montpellier le 18 mai 2010 (photo : Mj)Elle a quelques pages de notes dactylographiées devant elle. Mais elle ne les regarde pratiquement pas. Annie Lacroix-Riz était à Montpellier le 18 mai pour une conférence organisée par les Amis du Monde diplomatique qui dura près de 3h. Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris VII, elle s’est notamment intéressée, dans ses travaux, à la CGT, aux relations franco-américaines après la Libération, au Vatican et plus récemment au rôle des élites françaises avant et pendant la deuxième guerre mondiale. Elle affirme : « Vous ne pouvez pas faire de la bonne histoire si vous ne faites pas, en tendance, toujours de l’histoire sociale et économique. Parce que tout s’explique par l’histoire sociale et économique. » (voir première vidéo plus bas)

« Le haut patronat a sacrifié les Français »

La semaine passée, elle a évoqué le sujet d’un de ses livres, Le choix de la défaite (1), où elle soutient qu’en 1940, « les Français n’ont pas été simplement vaincus en cinq jours par une Wehrmacht invincible ; le haut patronat les a sacrifiés à son plan de « réforme de l’État » copié sur les voisins fascistes et à son obsession d’accord avec le Reich ». Plus précisément elle décrit une organisation française réunissant banquiers et industriels : la Synarchie. Composée de 12 hommes, cette « organisation secrète » était centrée, selon Annie Lacroix-Riz, autour de trois groupes : La banque Worms, la banque Lehideux et la banque d’Indochine. Elle aurait refait surface en 1922 après s’être appelée « mouvement synarchique d’empire ». Ces milieux très présents « dans tous les gouvernements de Vichy en particulier aux postes économiques [...] avaient décidé que les structures politiques étaient détestables parce qu’elles ne pouvaient pas réaliser les meilleures conditions de rétablissement du profit. On était avant la crise mais dans une période tout de même très tourmentée. »

L’historienne explique aussi sa méthode de travail consistant à aller chercher ses informations dans les sources (policières notamment). Et de fustiger certains de ses collègues historiens (2) qui ont « jeté certains interdits sur à peu près toutes les sources. Et d’autres – ou les mêmes d’ailleurs – précisent et détestent encore plus certaines sources que d’autres. Par exemple, on dit volontiers que les sources de police sont des sources médiocres. » Et de citer comme exemple le travail de l’historien Jean-Noël Jeanneney sur François de Wendell qui aurait attribué plus de crédit aux propos du président du Comité des forges qu’aux archives de police concernant le contrôle par l’industriel du journal Le Temps.

« Le grand capital domine la société du bas jusqu’en haut »

Mais que permettent les sources ? « Elles permettent de voir que le grand capital domine la société du bas jusqu’en haut, affirme Annie Lacroix-Riz [...] Ces milieux jouent un rôle considérable dans le domaine économique mais aussi politique, dans le domaine de la presse, de  la culture. Bref, ils contrôlent à peu près tout et l’État est leur émanation. Évidemment tout ceci, que démontrent les sources, est difficile à traiter ces 25 dernières années où on avait cessé de faire de l’histoire économique et sociale. [...] Les gens ne se posent plus la question de savoir qui dirige quoi dans la société puisque c’est plutôt indécent. »

L’historienne détaille comment les « milieux économiques faisaient les gouvernements. [...] Tous les chefs de gouvernements pressentis, y compris celui de Blum et d’Herriot, venaient se présenter avec leurs ministres des finances pressentis, devant le gouvernement de la Banque de France [privée à l'époque] auquel ils promettaient, pour obtenir les avances de la Banque de France, d’être très sages et de pratiquer une austérité financière. »

« Une voie d’accord à tout prix avec le Reich »

Annie Lacroix-Riz explique comment « à partir de 1930-31 le grand capital français s’engage dans une voie d’accord à tout prix avec le Reich. Cette voie se dégage vraiment dans une conjoncture qui est exactement celle d’aujourd’hui sauf que celle-ci est encore plus grave que celle de 1931. La crise de 29 devient une crise systémique entre mars et l’été 1931 quand l’endettement de l’Allemagne menace presque de chaos technique [le capitalisme]. Ils l’ont même pensé à un moment : la survie du capitalisme. »

L’historienne détaille aussi le contrôle des partis politiques classiques et d’extrême droite (La Cagoule), de la presse (« je sais que les journalistes ont horreur qu’on raconte ça »), les « syndicalistes raisonnables de la CGT » (« ils lui ont donné les moyens de résister à la radicalisation populaire »). Avant de conclure : « On se retrouve aujourd’hui avec une connaissance des phénomènes très inférieure à ce qu’elle était en 1944-45 parce que, pendant l’occupation, les milieux résistants avaient obtenu et diffusé des informations. Ce qui vous explique qu’aujourd’hui, des gens de 80 ans sont très peu surpris quand on leur dit que la France a été victime de haute trahison. Alors que, si on dit ça à un étudiant de 20 ans, au début, on lui provoque des réactions de malaise et même d’indignation. Voilà pourquoi, les circonstances étant ce qu’elles sont, il est indispensable de faire de l’histoire, de faire le maximum pour que l’enseignement de l’histoire, si compromis aujourd’hui, puisse se diffuser, même dans la période où il est compromis, par les divers canaux : la discussion, la discussion Internet, etc. » Puis viennent les questions de la salle dont trois faisaient le lien avec la situation actuelle.

Vous avez dit : « La crise financière et économique aujourd’hui me paraît plus grave que celle des années 30. » Vous pourriez expliquer ?
ALC : L’endettement de l’Allemagne en 1931 était absolument ridicule par rapport au niveau d’endettement des États-unis [aujourd'hui]. C’est incommensurable. Il y avait une spéculation gigantesque qui a abouti, en 29, à ce qu’on sait. Mais le rapport entre la production matérielle et l’investissement spéculatif n’est pas du même ordre de grandeur en 1931 et aujourd’hui. Le niveau de suraccumulation du capital de la crise de 1929 était très supérieur à celui de la crise de 1873 qui, comme la nôtre d’ailleurs, a duré plusieurs décennies. Parce que la guerre de 14, c’est la crise de 73. [...]

Pour comprendre ce qui se passe, il faut lire Le Capital c’est-à-dire qu’il faut savoir ce que c’est que la composition organique du capital, la baisse tendancielle du taux de profit,… [...] Quand j’étais étudiante, il ne serait pas venu à l’idée d’esquiver les analyses de Marx y compris chez les historiens économistes de droite. Si on ne voit pas ce qui, dans le fonctionnement du capitalisme, mène à la baisse inéluctable du taux de profit – pas du taux d’exploitation, du taux de profit – et par conséquent met en danger la survie du capitalisme, on ne comprend rien. C’est précisément parce qu’on est incapable, aujourd’hui, d’analyser la baisse du taux de profit, qu’on ne voit pas que cette furie de spéculation s’explique par les phénomènes fondamentaux de la baisse du taux de profit. Mais ça va durer jusqu’à quand ? Ça ne peut durer qu’un certain temps.

« Il faut relire Marx »

On est, aujourd’hui, dans l’incapacité, parce qu’on n’a plus les instruments intellectuels, de formuler la fin logique du capitalisme. Exactement, comme à un moment, le système féodal s’est verrouillé et n’a plus pu fonctionner. [...] Mais ça, on n’est même pas capable de le conceptualiser parce qu’on vient de subir 30 ans de lavage de cerveaux qui nous a, de plus, littéralement empêché de comprendre le réel, en particulier par le sacrifice de l’analyse économique et sociale. Il faut relire Marx. Je ne dis pas qu’on puisse se précipiter tout de suite sur Le Capital mais enfin, s’il y en a qui ont un peu de temps, qu’ils en profitent. Et pour ceux qui n’ont pas de temps immédiat, qu’ils commencent par lire Salaire prix et profit ou Travail salarié et capital. Ils vont comprendre les mécanismes sur la composition organique du capital qui leur permettront d’appréhender le fait que cette crise est gravissime et qu’elle est bien plus grave que les crises précédentes.

Les dettes grecques et espagnoles ?
« Une goutte d’eau dans l’océan de la dette américaine et britannique ! »

[La crise de 31] a été déclenchée par les conséquences de la gravité de l’endettement allemand, de la crise en Allemagne puisqu’il y a eu des faillites retentissantes en particulier des faillites bancaires et la faillite d’un très gros groupe. [...] Comme la banque d’Angleterre était terriblement engagée en Allemagne, il y a eu des conséquences immédiates sur la banque d’Angleterre, sur la Livre et il y a eu une tornade… Il y a des phénomènes qui ressemblent comme deux gouttes d’eau, en moins grave, à ce qui se passe en ce moment. Il n’était pas possible que la crise de 31 n’arrive pas. On amuse le tapis avec la dette grecque, espagnole, la ceci, la cela,… mais c’est une goutte d’eau dans l’océan de la dette américaine et britannique ! Enfin bref, le système est mal. Nous aussi mais le système est mal.
Écouter le son (8′) :

« Qu’on vienne m’expliquer que le capitalisme
n’a pas besoin de guerre actuellement »

Quelle issue voyez-vous à la crise ? Va-t-on droit vers une guerre ? Vers une guerre civile ? Vers un clash du capitalisme ?
ALC : Je ne suis qu’historienne et pas Cassandre. Il y a forcément une alternative. On a eu deux exemples qui peuvent se reproduire. Si les peuples ne bougent pas, il y aura une guerre générale. Le capitalisme ne peut pas, dans la situation de crise où il est, esquiver une guerre générale. Mais, après tout, il peut y avoir une issue autre. Ça ne s’est jamais produit mais finalement ce n’est pas intellectuellement, formellement, politiquement impossible. On peut imaginer que dans un pays impérialiste – c’est là que ça serait le plus efficace mais même dans un petit pays, ce serait pas mal – ceux d’en bas, ne supportant plus du tout ceux d’en haut, se mettent très très très très très en colère, empêchent ceux d’en haut de prendre des mesures contre eux, les neutralisent.

S’il y avait une révolution dans un pays impérialiste important, il est clair que l’impérialisme ne pourrait pas déclencher une guerre générale. Je dois dire qu’en dehors de cette hypothèse, vraiment purement hypothétique parce qu’à l’époque de l’impérialisme, ça ne s’est jamais réalisé… Mais après tout, on n’en sait rien : on a une crise qui dure depuis 40 ans, des populations excédées,… Sinon, qu’on vienne m’expliquer que le capitalisme n’a pas besoin de guerre actuellement. [...] Ça ne suffira pas de faire la guerre à l’Iran. Il leur faut une bonne guerre générale mais qui risque, évidemment, d’être infiniment plus meurtrière que les précédentes. Il n’y a qu’à voir déjà le rapport entre la première et la deuxième. Plus les populations se bougent, plus on a des chances de survie dans des bonnes conditions. Je ne vois vraiment pas d’autres possibilités
Écouter le son (3’15″) :

« 1917 les a rendus fous »

Le Front populaire et la révolution russe sont-ils des exemples où les moyens de contrôle des milieux financiers n’ont pas bien fonctionné ?
ALC : Le seul ébranlement qui les ait vraiment touchés au coeur, c’est 17. Ça les a rendus fous. Et pourquoi ça les a rendus fous ? Pour les mêmes raisons que ça a rendu fous les aristocrates. C’était un exemple épouvantable. Évidemment vous imaginez, si le système féodal était mis en danger partout… Mais là, c’est que c’était encore plus grave que ça. Non seulement c’était un exemple absolument détestable que de se soustraire à la libre circulation des capitaux mais en plus, ils possédaient leurs usines. [...] [1936] est un mouvement social qui ébranle le patronat – il l’ébranle, personne ne niera l’importance de 1936 ; c’est bien simple le socle qui est en train d’être détruit c’est là qu’il s’est construit, finalement en 15 jours -  Donc vous imaginez, alors que là c’est quand même un ébranlement léger dont ils ne se remettent jamais parce que vraiment ça les contrarie, même quand ils ont fini par en venir à bout, mais 1917 ! C’est-à-dire la suppression de la propriété privée sur la plus grande partie relative des terres émergées. [...]

Quand arrive les révolutions ? [...] On ne peut pas savoir quand elles vont se déclencher. On peut simplement dire qu’on est dans une période historique où ça risque de se déclencher. Mais on y est depuis la première grande crise de l’impérialisme qui a débouché sur la première guerre mondiale. Parce que la question de la destruction du capitalisme a été posée là. Et la crise de la féodalité a duré 300 ans. Eh ben, un beau jour, il y a un peuple qui s’est fâché plus que les autres. Quand des peuples vont-ils se fâcher plus que les autres ? Il est permis de penser, vu la gravité de la crise, qu’en effet, on est entré dans une nouvelle période de guerre et de révolution. Et peut-être, ce serait inédit, de révolution et pas de guerre.
Écouter le son (7’50″) :

Photo : Annie Lacroix-Riz à Montpellier le 18 mai 2010 (Mj)

Voir aussi deux vidéos autour du Choix de la défaite. La première est datée du 29 septembre 2006. Elle est sensiblement sur le même thème que celle du 18 mai mais apparaît plus claire :

La deuxième est datée du 20 mai 2006 et a été tournée à… Montpellier dans le cadre de la Comédie du livre :


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(1) Le choix de la défaite – Les élites françaises dans les années 30, Armand Colin, 2006, 671 pages, 38 €. Soulignons que le livre compte environ 3400 notes de renvoi et de référence sur 565 pages de texte.
(2) Lire : Histoire contemporaine sous influence, Annie Lacroix-Riz, Le temps des cerises, 120 pages, 11 €


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2 commentaire(s)

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  1. Jeff said
    on 27 mai 2010

    à 18 h 40 min

    Merci pour les enregistrements

  2. Mat said
    on 27 mai 2010

    à 22 h 20 min

    Bien que l’article soit intéressant, il n’y a rien de bien nouveau.

    Le rôle des financiers dans le déclenchement de la plupart des guerres depuis 1789 ? On savait déjà.
    Les cycles autodestructeurs du capitalisme mondial ? On connaissait déjà.

    Le problème c’est que ceci dit, que fait-on ? La possibilité d’une révolution est infime, et celle d’une guerre entre pays impérialistes quasi-inexistante, à moins d’un changement radical de paradigme des relations internationales.

    Troisième solution, l’occident s’enfonce, les états-providence disparaissent et on retourne à une situation économique et sociale proche de celle des années 1850.